Gaia BH3, un trou noir extraordinaire !
Figure 1 : Positions dans la Voie lactée, des trois trous noirs dormants détectés grâce aux observations Gaia. © ESA/Gaia/DPAC ; CC BY-SA 3.0 IGO.
16/04/2024. Le troisième catalogue Gaia, Gaia DR3, contient plus de 1,8 milliard de sources. Les observations des trois instruments à bord de Gaia, astrométrique, photométrique et spectroscopique, ont permis de montrer qu’au moins 800 000 d’entre elles font partie de systèmes doubles ou multiples (Gaia Collaboration, Arenou, F., Babusiaux, C., et al. 2023a). Parmi ces systèmes, près de 170 000 sont des binaires astrométriques dont les orbites ont été déterminées avec précision (environ 40 fois plus que dans le dernier catalogue existant). Ces systèmes contiennent tous types d’étoiles principales, sur l’ensemble du diagramme de Hertzsprung-Russell, et de compagnons, des plus légers, souvent invisibles, telles les naines brunes ou les exoplanètes, aux plus lourds telles les naines blanches, les étoiles à neutrons ou les trous noirs. Seul Gaia, qui mesure systématiquement les perturbations des orbites des systèmes multiples avec une extrême précision, rend possible une caractérisation exhaustive de ces systèmes.
Figure 2 : Masses des trous noirs stellaires de notre Galaxie connus à ce jour en fonction la période orbitale. Les trois trous noirs découverts dans les données Gaia sont représentés en rouge. Gaia BH3 se distingue clairement de tous les autres par sa masse et sa période. © ESA/Gaia/DPAC, P. Panuzzo ; CC BY-SA 3.0 IGO.
En préparation à la publication du quatrième catalogue Gaia, Gaia DR4, prévu pour fin 2025 au plus tôt, de nombreux tests de validation des solutions préliminaires obtenues ont été systématiquement effectués, en particulier pour les binaires astrométriques : vérification de la validité des résultats obtenus et minimisation du taux de fausses détections, en particulier quand la solution montrait des masses hors de l’ordinaire. Au cours de ce travail, un système binaire proche (∼590 pc), Gaia BH3, a été découvert, composé d’une vieille étoile géante très pauvre en métaux, de masse 0,76 M⊙, en orbite, avec une période de 11,6 années, autour d’un trou noir dont la masse est estimée à 32,70 ± 0,82 M⊙. Cette masse est plus grande que celles qui sont prédites par la plupart des modèles d’évolution stellaire, et bien supérieure à celles des trous noirs d’origine stellaire déjà connus dans notre Galaxie dont les masses typiques sont autour ou en dessous de 10 M⊙. Le plus massif connu à ce jour est Cyg X-1, dans une binaire émettant en rayons X, dont la masse est estimée à environ 20 M⊙. L’existence de trous noirs stellaires aussi massifs était pour l’instant uniquement suggérée par la détection d’ondes gravitationnelles provenant de systèmes situés dans d’autres galaxies. C’est la première fois qu’un trou noir d’origine stellaire aussi massif et si proche du Soleil a été découvert. Ces trous noirs d’origine stellaire sont très différents des trous noirs supermassifs situés au cœur des galaxies : ces derniers sont incomparablement plus grands et plus massifs.
Les trous noirs stellaires résultent de l’effondrement d’une étoile massive à la fin de sa vie et la grande majorité de ceux que nous connaissons ont été identifiés dans des binaires à rayons X. Dans ces binaires, l’émission de rayons X est due à la matière perdue par l’étoile en orbite autour du trou noir lorsqu’elle est aspirée par le trou noir. Lorsqu’un trou noir n’a pas de compagnon suffisamment proche pour lui voler de la matière, il n’émet aucun rayonnement, d’où la difficulté pour les détecter : on les appelle trou noir dormant. Leur présence peut cependant être révélée par les perturbations du mouvement d’un compagnon brillant qui, lui, peut être observé. Grâce à son télescope unique en son genre, Gaia permet de détecter simultanément les perturbations du mouvement sur le ciel (écarts à la trajectoire d’une étoile simple) et les variations de la vitesse radiale. L’orbite astrométrique est parfaitement confirmée par les observations de la vitesse radiale.
La Figure 3 montre, à gauche, le mouvement sur le ciel du compagnon brillant de Gaia BH3, légèrement différent du mouvement d’une étoile simple ; au centre, l’orbite astrométrique de l’ensemble étoile-trou noir autour du centre de gravité du système après soustraction du mouvement qu’aurait une étoile simple ; à droite, la comparaison entre les vitesses radiales mesurées avec l’instrument RVS de Gaia ou obtenues au sol pour Gaia BH3 avec les vitesses radiales prédites par la combinaison des données astrométriques et spectroscopiques de Gaia.
Figure 3, à gauche : Mouvement sur le ciel du compagnon brillant de Gaia BH3, tel que vu par Gaia au cours des différents transits (points), comparé au mouvement qu’aurait une étoile simple (en rouge) et à la solution binaire prédite (en bleu) ; la flèche indique la direction du mouvement propre. © ESA/Gaia/DPAC/Gaia Collaboration, Panuzzo P. et al., A&A Letters, 2024, Fig. 2.
Figure 3, au centre : Orbite du système, après soustraction du mouvement qu’aurait une étoile simple. Les points montrent les mesures individuelles, et la qualité de la détermination de l’orbite. Les signes + indiquent le barycentre du système et la position du périastre. © ESA/Gaia/DPAC/Gaia Collaboration, Panuzzo P. et al., A&A Letters, 2024, Fig. 2.
Figure 3, à droite : Les vitesses radiales du système Gaia BH3 mesurées avec l’instrument RVS de Gaia (points noirs) et obtenues par des spectrographes au sol : UVES, Ultraviolet and Visual Echelle Spectrograph, sur le VLT, Very Large Telescope, de l’ESO, European Southern Observatory, au Chili, points mauves ; HERMES, sur le télescope Mercator à La Palma, (Espagne), exploité par l’Université de Leuven (Belgique) en collaboration avec l’Université de Genève (Suisse), points verts ; et SOPHIE, spectrographe de haute précision à l’Observatoire de Haute-Provence – OSU Institut Pythéas, points rouges. Ces observations sont en parfait accord avec les vitesses radiales prédites par la combinaison des données astrométriques et spectroscopiques de Gaia : ligne bleue. © ESA/Gaia/DPAC/Gaia Collaboration, Panuzzo P. et al., A&A Letters, 2024, Fig. 3.
Les relevés astrométrique et spectroscopique de Gaia sont des outils idéalement adaptés à la détection de ces trous noirs dormants autour desquels gravite un compagnon visible. Les informations publiées dans le troisième catalogue Gaia (Gaia DR3) avaient déjà permis à El Badry et à ses collègues de trouver les deux premiers : Gaia BH1 (El Badry et al., 2023a) et Gaia BH2 (El Badry et al., 2023b). Gaia BH1 est un trou noir de 9,6 M⊙, dont le compagnon est une étoile semblable au Soleil, orbitant à 1,4 fois la distance Terre-Soleil du trou noir avec une période de 186 jours. C’est aussi le trou noir le plus proche de la Terre actuellement connu, à seulement 480 pc (1560 années-lumières). Gaia BH2, de masse 8,9 M⊙, dont le compagnon est une géante rouge d’environ une masse solaire, est situé à environ 1160 pc (3800 années-lumières). L’animation de la Figure 4 montre les orbites obtenues pour ces trois trous noirs et leurs étoiles-compagnons.
Figure 4 : Comparaison des orbites des trois trous noirs dormants et de leurs étoiles-compagnons, Gaia BH1, Gaia BH2 et Gaia BH3, autour des centres de gravité des trois systèmes : en rouge, orbites des trous noirs, en bleu, orbites des étoiles-compagnons, axes gradués en unités astronomiques. La comparaison avec les planètes du Système Solaire montre que l’étoile-compagnon du trou noir de Gaia BH3 s’approche du trou noir à une distance similaire à celle de Jupiter et s’en éloigne jusqu’à une distance proche de celle de Neptune. © ESA/Gaia/DPAC, P. Panuzzo ; CC BY-SA 3.0 IGO.
Gaia BH3, aussi appelé Gaia DR3 4318465066420528000, LS II +14 13 ou 2MASS J19391872+1455542, est une étoile brillante de la constellation de l’Aigle, située à environ 590 pc (environ 1900 années-lumière) et connue pour son grand mouvement propre. Les données spectroscopiques et photométriques de Gaia ont permis de la classer comme étoile géante de type solaire, mais très pauvre en métaux. Sa position dans le diagramme couleur-magnitude de Gaia DR3 pour les étoiles à faible extinction, ainsi que celles des systèmes Gaia BH1 et BH2, est montrée sur la Figure 5, sa position dans le ciel est montrée sur la Figure 6.
A gauche, Figure 5 : Position des compagnons des trois trous noirs dormants, Gaia BH1, BH2 et BH3, dans le diagramme couleur-magnitude de Gaia DR3 pour les étoiles à faible extinction (extinction < 0,05 mag, estimées à partir de la carte de Lallement et al. (2022)) ; © ESA/Gaia/DPAC/Gaia Collaboration, Panuzzo P. et al., A&A Letters, 2024, Fig. 1.
A droite, Figure 6 : Gaia BH3 dans la constellation de l’Aigle. © P. Panuzzo..
Figure 7 : Orbite de Gaia BH3 dans la Galaxie comparée à celle du Soleil. Le Soleil ne s’écarte pas du plan galactique et a une orbite quasi-circulaire autour du centre de notre Galaxie. Gaia BH3 a une orbite très différente : une orbite très elliptique s’éloignant du plan galactique pour faire des incursions dans le halo. © ESA/Gaia/DPAC, P. Panuzzo ; CC BY-SA 3.0 IGO.
Le trou noir découvert ici, d’une masse de près de 33 M⊙, est significativement plus massif que les deux précédents. Cette masse en fait le trou noir d’origine stellaire le plus massif découvert jusqu’ici dans notre Galaxie. Il est remarquable que ce seul trou noir de masse supérieure à 20 M⊙ soit justement en orbite avec une étoile très pauvre en métaux, alors que de telles étoiles ne représentent qu’une infime partie (0.4%) des systèmes binaires analysés jusqu’ici ainsi qu’une petite fraction (moins de 5%) des étoiles du halo galactique où sont situées la majorité des étoiles pauvres en métaux (éléments plus lourds que l’hydrogène et l’hélium). La faible métallicité du compagnon stellaire de ce trou noir pourrait, pour la première fois, confirmer le scénario selon lequel les trous noirs de grande masse observés via les ondes gravitationnelles ont été produits par l’effondrement gravitationnel d’étoiles massives pauvres en éléments lourds.
L’orbite de Gaia BH3 dans la Galaxie, montrée sur la Figure 7, est très inhabituelle et très différente des orbites quasi-circulaires autour du centre galactique et ne s’écartant quasiment pas du plan galactique de la majorité des étoiles du disque. Ces caractéristiques cinématiques et la très faible métallicité de Gaia BH3 suggèrent que ce système pourrait appartenir au courant ED-2 récemment découvert (Dodd et al. 2023, Balbinot et al. 2023). Ce courant d’étoiles est probablement le vestige d’un amas globulaire très pauvre en métaux disloqué par la Voie lactée et, dans ce cas, ce système pourrait être le résultat d’un échange dynamique, le trou noir de Gaia BH3 ayant pu voler son compagnon à une autre binaire.
La découverte de ces trous noirs dormants très massifs ouvre la voie à l’étude d’une population jusqu’à présent inconnue. Ces trois trous noirs étant très proches du Soleil, on s’attend, statistiquement, à ce qu’il en existe beaucoup d’autres. Les futurs catalogues Gaia DR4 et Gaia DR5 nous diront si cette hypothèse est correcte.
Communiqués de presse
- Communiqué de presse commun Observatoire de Paris - PSL / CNRS / CNES : Découverte d’un trou noir stellaire de masse record au sein de notre Galaxie.
- Communiqué de presse de l’ESA : Sleeping giant surprises Gaia scientists
- Communiqué de presse de l’ESO : Most massive stellar black hole in our galaxy found.
Informations sur le site de l’ESA (en anglais) :
- https://www.cosmos.esa.int/web/gaia/iow_20240416 (Gaia BH3)
- https://www.esa.int/Science_Exploration/Space_Science/Gaia/Gaia_discovers_a_new_family_of_black_holes (Gaia BH2)
- https://www.cosmos.esa.int/web/Gaia/iow_20221104 (Gaia BH1)
Articles scientifiques
- Gaia Collaboration, Panuzzo P. et al., A&A Letters, 2024 (Gaia BH3)
- Gaia Collaboration, Arenou, F., Babusiaux, C., et al. 2023a, A&A, 674, A34
- Balbinot, E., Helmi, A., Callingham, T., et al. 2023, A&A, 678, A115
- Dodd, E., Callingham, T. M., Helmi, A., et al. 2023, A&A, 670, L2
- El-Badry, K., Rix, H.-W., Cendes, Y., et al. 2023a, MNRAS, 521, 4323 (Gaia BH1)
- El-Badry, K., Rix, H.-W., Quataert, E., et al. 2023b, MNRAS, 518, 1057 (Gaia BH2)
- Lallement, R., et al., 2022, A&A, 661, A147
Cette video de l’Agence Spatiale Européenne (traduite en français) explique cette découverte.